extraits

Extraits


L'homme, peut-être

*L'homme, peut-être et autres illusions

Nouvelles

 

Editions Zellige, février 2014


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DANS LA VILLE


 

La robe verte dépassait à peine de l’enfilade de chiffons qu’on apercevait depuis la vitrine entre les faux meubles de Saarinen et les épaves ternies des années cinquante. Elle est rentrée immédiatement dans le magasin et, me disant c’est celle de ma mère, je la reconnais, je suis sûre, je te dis, que c’est celle de ma mère, c’était la seule qui existait, qui existe, elle a disposé devant elle le satin émeraude, l’a appliqué contre sa taille, y a plongé le nez, puis, tandis que je disais elle est beaucoup trop grande voyons, beaucoup trop large, tu vois bien, elle a haussé les épaules, pivoté sur elle-même et tiré le rideau de la cabine dont elle est ressortie radieuse, écartant ses bras nus jusqu’aux épaules, parfaite dans le fourreau luisant, ajusté à chacune de ses courbes et qui faisait de toute sa personne une magnifique flamme verte. Elle l’a payé tout de go sans même ce petit mouvement qu’elle a d’ordinaire quand le prix dépasse ce qu’elle juge raisonnable. Ce n’était pas raisonnable. Rien n’était raisonnable depuis que nous avions franchi la porte de la boutique et elle en est sortie ainsi, toute fraîche, transformée.


Elle faisait tournoyer à bout de bras le sac en papier qui contenait ses vêtements du jour et j’ai bien cru qu’elle allait lâcher les poignées et tout balancer au diable. Elle marchait – elle dansait, plutôt –  devant moi sur le piétonnier de la Place Verte, frôlait les terrasses des cafés, virevoltait dans les flaques de soleil, le visage lavé par le vent qui sentait bon le fleuve.


Elle s’arrêtait encore avec un petit sourire qui disait tu viens à la fin, pourquoi es-tu si lent, si lourd. Ça n’avait pas l’air important du tout. Ses dents brillaient dans la lumière. Son sourire prenait tout son visage et l’emmenait à l’intérieur d’elle-même, retrouvée, enfin, tout entière. Sa mère, bien sûr, sa mère aurait souri comme ça, il y a longtemps, et dansé dans les rues, sur les pavés du port. Elle lui ressemblait tant et ce que je voyais devant moi rappelait avec tant de vérité les agfachromes qu’elle m’en avait montré, délavés et presque évanouis, que je n’étais plus très sûr de celle qui trottinait à deux mètres, attends-moi s’il te plaît, à dix mètres, de l’autre côté du boulevard, là-bas, près de la gare déjà. Je me suis arrêté parce que le tram cornait à tout va et m’a fait sursauter. Je l’ai à nouveau cherchée des yeux dans la perspective ondoyante des promeneurs, appelée. Un moment il y a eu encore, assez loin, quelque chose de vert. Un éclat, un miroitement bref. Peut-être un reflet dans une vitrine.



DRAME


Le petit garçon en habits de louveteau est passé à une centaine de mètres, longeant un sentier perpendiculaire à celui que nous descendions. Il trottinait, le buste courbé, les bras ramenés sous lui, sans doute parce qu’il se cachait et, dans la lumière intermittente du soleil qui jouait parmi les hêtres, il a rapidement disparu comme un jeune animal poursuivi.

Nous avons débouché sur la très longue plaine dont les deux pentes, imperceptibles, parfaitement égales, bordent le canal jusqu’au pont de bois gris. Nous nous y arrêtons souvent pour contempler les foulques indifférentes et parfois quelques oies. Il est désormais si vermoulu qu’on y a posé deux barrières en métal et des panneaux qui l’interdisent aux promeneurs. Nous préférons aux allées encombrées de marcheurs, le gazon, presque fluorescent dans les rayons du soir, et nous avons longé sans parler les diaprures de l’eau qui le tranchait en deux et nous renvoyait les murmures violets et roux des arbres de l’autre rive.

Le froid donnait au paysage une beauté grandiose et inhospitalière. Les troncs prenaient dans la transparence de l’air un aspect d’étrangeté farouche, de dureté, comme si un filtre en appauvrissait les couleurs jusqu’au noir et blanc. Il s’en dégageait une sorte de brutalité première où nous n’avions plus de place. La trame serrée des ramures encombrait le ciel de macules noirâtres et faisait penser à un maquis terne et dangereux.

J’ai essayé d’imaginer ce qu’avait pu être la vie des hommes dans ce monde d’hiver et de sauvagerie qui se rappelait à nous, leur solitude d’enfant au milieu de rien. Celle de ces petits fauves humains, retrouvés çà et là, déchirés, haves et presque fous, encore vivants parfois, pour leur malheur, mais qui, le plus souvent, ont fini leur errance à moitié dévorés, solitaires jusqu’à la dernière seconde.

Dans le fossé que nous longions, le rouge sale d’un oiseau, les ailes retombées, le ventre ouvert comme la victime fragile de quelque sacrifice, attirait le regard. Et c’était le cou béant d’un de ces malheureux petits d’homme, un trou déjà noirci où les insectes et la putréfaction posaient un bourrelet mobile et luisant. Il était rencogné entre les bras d’une racine, la tête couverte d’ecchymoses, d’entailles racornies. Mais qui pouvait faire ça ? Je croyais avoir tout chassé définitivement de ma mémoire. Tous ces gestes. Qui avait pu s’acharner ainsi à effacer le petit visage émacié, à en faire disparaître les traits comme autant de ratures, de souvenirs piétinés ? Rien n’était arrivé. Jamais. Sa bouche restait encore entrebâillée. Son regard arrêté, plus loin que l’épouvante, était celui de la fillette du tableau flamand, qui porte un oiseau mort et comprend que c’est elle qu’elle tient dans ses mains.


Les louveteaux en uniforme vert et bleu qui couraient tout à l’heure parmi les arbres sont passés, assez loin de nous, en criant un nom sonore à tous les échos. Les aînés se hâtaient, semblaient chercher quelqu’un. L’un d’eux téléphonait et les plus jeunes suivaient en désordre, de loin en loin. Nous sommes remontés en silence par le chemin qui longe la hêtraie, tourmentés, hésitant à rentrer, pressant le pas malgré nous. Il faisait très froid. Une dernière couleur s’éteignait dans les cimes. 

Et puis, il y a eu un froissement de feuilles, tout près de nous, comme si notre passage avait dérangé quelque chose de craintif.