Le Soir

JACQUES RICHARD

Peintre et écrivain bruxellois. Peintures récentes et portraits. Littérature : "L'homme, peut-être", "Petit traître", "La Plage d'Oran". Atelier à Bruxelles. Voir aussi : http://www.galeries.jrichard.be.

Critiques littérature

Le Carré des Allemands

« Le bourreau tue dans l’autre ce qu’il pense » ✶✶✶

Avec « Le Carré des Allemands », Jacques Richard s’impose dans le paysage littéraire belge

 

Le Soir Samedi 13 et dimanche 14 février 2016

Les livres

 

ENTRETIEN

 

Ce livre est aussi court (141 pages) qu’il est fort. Ecrit dans une langue déliée, subtile, tantôt svelte tantôt grave, qui joue sur les métaphores et se mue parfois en poésie pure. L’histoire est pourtant tout ce qu’il y a de plus prosaïque. C’est un homme qui cherche son père, dont il est séparé depuis l’enfance et dont sa mère ne parle pas, et qui comprend petit à petit qui il fut. C’est ce père qui s’engage à 17 ans dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, qui se transforme en Waffen SS, qui fuit à la Libération, emmène sa famille ailleurs pour, enfin, s’évaporer. C’est l’histoire d’un

choix. Ce jeune type qui pose un acte fort, qui s’engage pour casser du communiste. Et l’histoire du jugement moral de ce choix.

 

Vous ne jugez pas l’homme de cette histoire, vous la dites, simplement.

 

Il faut essayer de comprendre plutôt que de juger. On n’est pas à la place des gens pour juger d’un combat qui, pour eux,

était le bon... ou le mauvais. Ce livre n’est pas un rachat des gens de la Légion Wallonie, par exemple, qui ont fait le mauvais combat. C’est juste qu’à travers le choix du père de mon roman, je cherche ce qui en moi aurait pu être celui-là, d’où le sous-titre Journal d’un autre. L’autre qui est en moi, que chaque protagoniste est oupourrait être. Une amie m’a

dit : cet autre, qui est-il ? J’ai répondu : mais... c’est toi !

 

C’est poser la question : qu’aurais-je fait à la place de cet homme ?

Est-ce qu’on choisit vraiment, quand on a 17 ans ? C’est vrai qu’on est lucide à cet âge, mais on n’a pas toutes les armes du choix. Estce qu’on les a d’ailleurs jamais ? Est-ce qu’on ne reste pas toujours quelqu’un qui a 17 ans ? D’où ma phrase : « Tous les moi que je suis, enchâssés l’un dans l’autre. »

 

Ce qui signifie ?

 

Depuis le tout premier moi dont j’ai eu conscience. C’est comme les poupées russes ou un oignon : chaque pelure

vient s’ajouter, une pellicule deplus en plus dure et protectrice, mais l’intérieur reste ce qu’il a été. Et à 17 ans on choisit parce qu’il y a une pression sociale, le métro, le boulot, la pauvreté monstrueuse dans laquelle des gens sont, les laissés-pour compte qui vont chercher une identité imbécile, bidon. Le père de mon roman s’engage contre le communisme dont il ne connaît rien. D’autres, aujourd’hui, vont le trouver dans un pseudo-islam contraire à la pensée musulmane.

 

Vous écrivez : le bourreau aussi est à la place de la victime.

 

Chaque fois qu’un bourreau frappe un coup, il est un peu plus en dehors du monde, il est la victime de lui-même. Le

bourreau sait qu’il est un monstre, il sent dans sa chairce que l’autre sent dans la sienne. Le bourreau sait tout. C’est son propre corps qu’il flagelle en étant bourreau.

 

Vous parlez là de la Guerre 40-45, mais ça s’applique à tous les conflits.

 

C’est le fait de combattre l’autre tout court, d’avoir affaire à l’autre parce qu’il est autre. C’est ce qui s’est passé avec

Charlie, au Bataclan. On tue dans l’autre ce qu’il pense. Pas ce qu’il pense différemment : ce qu’il pense tout court, parce que penser c’est par définition penser différemment.

 

Vous écrivez aussi que la faute du père écrase le fils.

 

On peut accepter ou refuser un héritage. Dans les deux cas, on y a affaire. La faute du père rejaillit. Si on accepte un père, on accepte qu’il soit ça, même si ce qu‘il a fait nous révulse. Comme le narrateur de mon roman, on cherche son père jusque dans la tombe. Et, au delà, ce qu’on cherche, c’est soi-même. On se demande en quoi on est son héritier. Et on n’est jamais sûr qu’on n’aurait pas fait la même chose que lui.

 

Votre livre tient à la fois du roman et de la poésie.

 

Je revendique plutôt le fait qu’il y ait de l’écriture, qu’elle soit narrative, poétique, presque journalistique parfois. Je voulais que le total fasse un « dire », pas une narration. Celle-là peut se lire en filigrane, mais elle n’est pas chronologique, elle fait appel au flashback. Le nouveau roman nous a appris à avoir un langage différent de la linéarité, et je tiens à cela : c’est une forme de liberté, une pluralité du discours qui me semble mieux éclairer le propos.

 

Propos recueillis par

 

JEAN-CLAUDE VANTROYEN

© Jacques Richard - Tous droits réservés Dernière mise à jour : février 2016