Scènes d'amour

Rencontre avec Emmanuel Kherad sur France Inter (41e minute)


La librairie francophone

Un tout petit mot pour te dire que j'ai   A D O R É    tes Scènes d'amour et autres cruautés. J'ai adoré cet univers aiguisé et insaisissable que tu construis pour mieux le déconstruire, ces anodins et effroyables rituels, ce trouble, ces glissements, ces dérapages que tu tricotes dans un humour cinglant avec une précision de Parque... Un chef-d'œuvre au charme frissonnant !


Corinne Hoex, de l'Académie de langue et de littérature françaises de Belgique, écrivain





Vous voudriez savoir ?

 

« Vous voudriez savoir ? On ne sait pas, voilà ! » Cette réplique un peu brusque pourrait être reprise par la plupart des protagonistes de ces courtes nouvelles, qui s’attardent avec prédilection dans ces zones floues où objets et phénomènes se confondent. On tente d’y cerner une sensation inédite — « c’est un peu comme de la musique qu’on verrait au lieu de l’entendre » « comme le souvenir de quelque chose qui n’est pas arrivé » — « un spécimen dont il est difficile de parler » — « c’est indéfinissable, mais on reconnaît ceux à qui c’est arrivé sans le moindre doute ». Mais l’important n’est pas de savoir ce dont on parle : c’est d’y réagir.

          La nouvelle se situe dans l’optique des personnages, qui savent, eux, de quoi ils parlent, le redoutent, ne veulent pas le nommer. Tout risque de recommencer, s’inquiète celui-ci. Quoi ? « Comme l’an passé, comme avant “ça”. » Et de ne rien savoir est peut-être pire encore... On tente de deviner : les « cicatrices laissées par les chars » sur le macadam nous entraînent sur une piste, l’enseigne rouge d’un restaurant libanais semble planter un décor, mais est-il compatible avec les cerisiers japonais ? Le décor, d’ailleurs, est souvent difficile à cerner. À la télévision, les visages sont floutés. Au bureau, les projecteurs rendent tout irréel. Tout concourt à dissuader la quête d’un sens précis.

          Pas plus d’histoire que de décor. « Il n’y a rien à trouver dans la chambre. Seulement voir. Dans cette histoire, il ne se passe rien. » Pourtant... Il y a les bœufs qui sortent de la cuisse d’un homme... La pharmacienne qui distribue de dangereuses pilules... La créature qui engloutit les passants et les restitue en parfaite santé, sinon une légère odeur... Pourquoi ? On ne sait pas, voilà. Et tout semble normal. C’est cela qui fait le charme de ces histoires : nous sommes, au fond, dans la vie quotidienne, mais quelque chose a dérapé, qui semble normal à tout le monde, sauf au lecteur. Et il ne saura pas de quoi il s’agit.

          Pour mettre à contribution l’imagination du lecteur, Jacques Richard utilise avec bonheur toutes les nuances de l’implicite, du présupposé qui implique ce qu’il refuse de dire (« Parfois personne ne tombe » implique bien que, le plus souvent, il y a des victimes !) jusqu’à la suspension suggestive de la phrase (« celui qui voulait que »), en passant par le sous-entendu, qui joue sur les registres lexicaux (« brouter » ne se dit que pour un végétal). Mais le lecteur qui croirait pouvoir décrypter ce qui n’est pas dit explicitement se heurterait à des contradictions permanentes. « Ils viendraient et me brouteraient » : s’agit-il d’une fleur qui redoute le passage d’herbivores ? Oui, si l’on remarque le « déraciner » qui vient un peu plus loin. Non, car « Il me gratte la tête », quelques lignes plus bas, fait plutôt songer à un animal. Ou à un homme, puisqu’il évoque son couteau à poisson. Nous n’en saurons rien, mais est-ce important ? L’essentiel est dans ce sentiment trouble, entre peur, complicité et désir qui le lie à... mais à qui ? À « lui » bien sûr... « celui qui le faisait, celui qui voulait que ». Non, décidément, il vaut mieux ne rien vouloir. On ne sait pas, voilà.

          Alors, le lecteur se construit son histoire. Elle est effrayante, humoristique, désarçonnante, surréaliste, à son goût. Un couple se promène sur le bord de la table comme au bord d’un précipice. Des infirmières punissent les patients qui ne mangent pas leur purée selon le rite établi. Les éboueurs ne ramassent plus les corps, que l’on doit conserver chez soi. Il n’en resterait qu’une impression de malaise si l’écriture à la fois très souple dans la syntaxe et très précise dans le vocabulaire ne nous accrochait pas au fil ténu du récit. De belles formules, presque sentencieuses, un peu mystérieuses — « La crainte est la sœur grise de l’attente »« non, je n’ai pas de cœur ; j’ai balancé le dernier qu’on m’a offert ». On ne sait pas, voilà, sinon qu’on en retire un plaisir frissonnant, bien réel, lui.

          La dernière partie, qui a donné son titre au recueil, est d’un autre ton, plus lyrique (les alexandrins reviennent sournoisement), même si elle est parfaitement intégrée dans la structure très stricte du recueil. La nouvelle se referme sur le couple, avec ses épiphanies, ses peurs, ses tendresses. L’auteur y joue davantage sur le sens des mots, parfois précisé entre parenthèses, pour finir sur cette superbe notation, qui pourrait constituer une des clés du recueil : « Elle le regardait parler des mots ». Car Jacques Richard est aussi peintre : peut-être apprendrons-nous à écouter ses tableaux ?


Jean Claude  Bologne, écrivain, octobre 2015




D’une limpidité opaque


Scènes d’amour et autres cruautés est une expérience littéraire unique. Jacques Richard, à la manière d’un peintre sur-réaliste, fait surgir des images extra-ordinaires, pièces d’un puzzle éclaté où tout ne s’emboîte pas de soi. Le processus de familiarité qui installe classiquement le lecteur dans un univers fictionnel ne fonctionne pas ici. On est dérangé, poussé hors de notre zone de confort. On pense comprendre, puis non. On pense voir, puis non. On pense saisir, puis non. On pense… On pense beaucoup trop. L’impératif du lâcher-prise s’impose. Car, dans un mouvement d’une fluidité extrême, d’une virtuosité confondante, Jacques Richard fait glisser de consciences en voix, de sujets en objets, de vibrations intimes en distantes extériorités. Comme si de rien n’était.

Dans ce recueil de percées, Jacques Richard interroge, aussi finement que simplement, les certitudes, le rapport à la Réalité. Le décor est familier, la description est minutieuse, pourtant le référent s’enveloppe d’étrangeté. Et le monde de devenir questions. Ainsi, dans cette salle d’attente, le garçon moite est-il humide ou parcellaire ? Dans cette chambre vide, la dame chargée du nettoyage, de dos, possède-t-elle un recto ? Une fillette rechigne à rentrer chez elle, quelque chose de rose passe, ne reste d’elle qu’une corde à sauter vert fluo ; cela atteste-t-il pour autant un lien de cause à effet ? Le petit soldat en campagne au milieu des ciguës et des chardons, cherche-t-il un couteau de fortune, un morceau de plastique bleu, une part de lui-même ? À table, les enfants se tiennent-ils tous sages comme des images ? La quinquagénaire, à bout de paroles, seule dans sa cuisine, ressent-elle aussi la crainte, « sœur grise de l’attente » ? Qui dévore qui lorsque l’on annonce « Je vais te manger » ? Cet employé modèle, évoluant dans un vivarium carton-pâte jaune et bleu, qu’éprouve-t-il ? Où se trouve Stamboul ? Et, en définitive, à quoi bon ces considérations, car ne peut-on pas « disparaître de la réalité ou y rester, sans que cela change rien. Y être et n’y être pas en même temps, comme dans la vie de tous les jours » ?

La vie a une fin, certes, mais toutes les histoires ne connaissent pas de chute. Certaines histoires n’ont pas d’histoire. Si bien que l’on s’efforce d’émailler le quotidien de rituels afin de se réapproprier un pan de réel. Même si l’on sait, au plus profond de soi, que le Réel demeurera en perpétuel décalage, à l’instar d’un cliché d’un View-master : « Les deux images apparentes ont l’air identiques, mais elles sont légèrement décalées et c’est ce qui donnait du relief au trois petits cochons devant leur cabane. Ici non plus, on ne perçoit pas immédiatement les différences, mais elles créent une certaine gêne, une sorte d’inconfort tant qu’on ne s’est pas rendu compte. […] Je vais me reprendre et le monde sera un. En relief sans doute, mouvant, précaire, infidèle, mais un.»

Grâce à une langue d’une précision chirurgicale, affûtée mais nullement affétée, les phrases de Jacques Richard revêtent une dimension peu commune : elles échappent. Elles coulent, cadrées, impeccables et implacables ; puis, parfois, sans crier gare, elles s’affolent, happées par un courant contraire. Cette curieuse allure confère texture à des atmosphères singulières, connectées par une intertextualité serrée… tout en non-évidence. Il y a donc de la Poésie dans le Réalisme de Richard. Pas du poético-vaporeux, mais de l’inconsistant sublimement consistant, de la limpidité opaque. Il y a également des doutes quant au matériau même de la communication : le langage, vecteur d’inadéquation, de trahison et de révélation : « Comme telle peinture, dans quoi nous avons plongé longtemps, nous donne pendant un instant, au sortir de l’exposition, le regard que le peintre a posé sur le visible. Une sorte de lucidité suraiguë, de perspicacité foudroyante, mais qui n’est pas nôtre et que les mouvements ordinaires de nos yeux, de nos corps, de la rue dissipent presque aussitôt. »

À rebours d’un saint Thomas, Jacques Richard nous enjoint à voir ce qu’on croit, ou du moins croire plus loin que ce que l’on voit. Il n’y pas un sens caché, juste le mystère des choses, des êtres, de l’existence : « Mais si… Non. Oui et non. Puisque vous y tenez, disons que c’est un peu comme de la musique. De la musique qu’on verrait au lieu de l’entendre. Un de ces airs qui vous trottent en tête et qu’on ne retrouve pas quand on veut les chanter. Vous savez, ça n’a pas toujours été là et un jour, sans doute, ça s’en ira pour de bon. Aussi, pourquoi voulez-vous que cela ait du sens ? » Une page se tourne, l’histoire se relit.


Samia Hammami, Le Carnet et les Instants


Jacques RICHARD, Scènes d’amour et autres cruautés,

Zellige, « Vents du Nord », 178 pages, 18,50 €.