Sur rien mes lèvres

Sur rien mes lèvres

Silence de peau

le soir est redite

de rides

 

mais que me veux-tu

 

mer de jalousies

où filtrent des rais

de nuit

 

de quoi parles-tu

 

découpe les rires

d’un idiot lavés

de lames

 

où veux-tu qu’on aille

"C’est un même poème (poemetto disent paradoxalement les Italiens pour désigner un long poème où d’une page à l’autre se dessine une continuité), où réflexion et sensualité s’entremêlent (tout comme c’est le cas de vos proses troublantes), avec une rigueur remarquablement tenue."


René de Cecatty

Une interview d'Antoine Labye à propos de "Sur rien mes lèvre".

Nos Lettres -  Revue de L'Association des Ecrivains de Belgique - n°40 décembre 2021

 

LECTURES


Jacques Richard, Sur rien mes lèvres, Le Cormier, 2021.

 

      Quand on découvre l’écriture d’un auteur dont on ignore tout, on a cette chance d’avancer sans a priori dans son univers : c’est le plaisir de la première fois. Ce fut le cas pour moi, avec ce recueil de poésie dense, sensuel et ciselé comme des lèvres bien faites.

       « Rien n’est plus réel que rien », écrivait Samuel Beckett.  J’ai pensé à cette phrase, en refermant ce livre. Souvent le titre est à lui seul un petit véhicule.

 

       À la question : « Peux-tu nous exprimer ce qu’il transporte pour toi ? », voilà la réponse de l’auteur :

 

      J : Il est facile de dire que la poésie s’explique d’elle-même ou qu’elle se situe toujours ailleurs que dans les explications qu’on veut en donner. Mais Beckett, dont le silence, la tension entre le « réel » et le « rien » habitent toute l’œuvre, offre une belle ouverture à cet exercice. Le titre de mon livre est un fragment de poème : Ma bouche s’ouvre / sur rien mes lèvres / miroir de ce / lui que je suis. Il s’est agi, sans que j’y aie vraiment de part délibérée, de laisser passer par moi des mots, des bouts de phrases qui puissent transcrire un de ces moments de retrait hors soi-même où l’on flotte, entre conscience et absence, dans un mouvement de flux et de reflux qui n’est pas encore la parole et déjà plus le silence. Où un autre peut prendre dans ma bouche la parole, où un autre va dire. Et avec la certitude qu’ouvrir les lèvres va m’enfermer dans le langage et ses approximations et me ramener à un vouloir dire, à ce moi qui n’a rien d’autre à dire que « moi ». Abstraction faite, bien sûr, du nombrilisme grotesque de  cette « quête de soi » qui encombre la production poétique du moment. Il s’agit, pour faire image, de ce moment inconfortable où, lèvres entrouvertes, nous restons non seulement en suspens dans le je-ne-sais-que-dire, cherchant le mot, mais aussi dans le doute sur la nécessité de lâcher de la parole et dans l’expectative de ce que cela pourrait apporter de mieux que le silence. Plutôt que de limbes, il s’agit d’un entre-deux que le début du poème énonce ainsi : De moi à moi / appel d’un lieu / d’où nul ne parle / lieu-dit sans nom / non-lieu. Quant à la phrase de Beckett, on peut y entendre que, de ce que nous avons à vivre, rien n’entre totalement dans ce qu’on appelle le réel. Mais peut-être fait-il aussi allusion à ce moment où nous touchons au réel, dans toute la force de ce que cela peut signifier, quand nous sommes confrontés à cette part en nous-mêmes qui craint et sait ce que c’est que « rien » sans jamais pouvoir y atteindre dès lors que nous sommes condamnés à être. Le rien est alors condition d’accès à la nudité du réel débarrassé de ses faux-semblants, de ce que nous prenons pour ses manifestations, les avatars que nous en montre le quotidien. Cela nous rappelle la phrase de l’Œdipe de Sophocle : « C’est donc quand je ne suis plus rien que je deviens homme ».  

 

     : Le rien me paraît indissociable de la notion d’être. Page 15, tu écris : être pierre/se mouvoir seulement/du mouvement des pierres. J’aime cette image qui évoque à la fois l’immobilité, le minéral et la dynamique d’un rocher qui roule sous l’impulsion.  M'en dire un peu plus sur ce poème. 

 

      J : Ce poème rejoint en plus concret ce que je dis plus haut. La pierre, c’est sans doute la manifestation matérielle que j’ai trouvée pour essayer de dire ce que ce serait qu’être, mais au-delà ou en-deçà des contingences de la vie des hommes. Une autre façon d’être. C’est se trouver réduit à une présence dégagée de quelque vouloir que ce soit, de toute prétention à un nom, à une place, à un avoir, à un mouvement, à un devenir, à une attente… à quoi que ce soit qui dépende de nous ou dont nous dépendions. Sans espoir – ce qui ne veut pas dire désespéré. Avoir vécu enfant aux portes du désert, en Algérie, m’a rendu assez perméable à cet état, et nostalgique de cet anonymat où rien ne dépend de notre désir jamais rassasié. Une image frappante est celle de ces gens du Maghreb que l’on voit assis ou debout sur le bord des routes. On ne peut pas présumer de ce qui se passe à l’intérieur d’eux, ni de leur rapport avec l’extérieur. Ils ne font rien, ils n’attendent pas. Vu du dehors, ils sont là, rien d’autre. Et nous pouvons contempler en eux ce que nous sommes : ni plus ni moins que les pierres du chemin. S’assimiler à la vie, à l’être des pierres, c’est se confronter à ce qu’il en est de nous, finalement, sur cette terre qui nous a générés. Nous prenons notre errance sur la terre pour du mouvement alors que nous sommes autant prisonniers de ce petit habitacle que de nous-mêmes. À tout prendre, nous sommes aussi immobiles que les pierres qui nous accompagnent. Le reste n’est que prétention, au moins, et rêve, au plus. 

Quant à la poésie, disons qu’elle une sorte de passage entre le monde où je suis et celui que je suis. Elle se nourrit du monde et me renvoie au monde, m’y restitue. Son sens, au-delà du vent de ce qu’on voulait dire, ne se dévoile pleinement que d’être donnée. Car avoir affaire au monde, c’est, par la poésie, avoir affaire à l’autre. Il n’y a pour moi de poésie, ou plus généralement d’art, qu’autant qu’il est trait d’union entre moi et cet autre moi que constitue l’autre. En dire l’intime, c’est dire le mien. Et nous allons tâtonnant, nus dans le noir, et solidaires s’il se peut, dans l’absurde de notre condition, quand parfois notre main tendue en rencontre une autre.

 

Tu me regardes dire

tu vois parler mes lèvres

et les tiennes s’ouvrir

sans rire ni répondre

tu regardes l’o rouge

que tu as arrondi

cerner le ralenti

de ta surprise brève

 

      Sur rien mes lèvres, une musicalité qu’on aimerait entendre à haute voix, une écriture de l’intime au plus proche du Vivant. La poésie ne s’explique pas, elle se vit.

 

Alexandre Millon