Ecrit sous l'eau

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Ecrit sous l'eau

Les mots, matière première de l’écrivain, matière et forme amalgamées en un ensemble détonant, jouissif, et parfaitement maîtrisé par un orfèvre en la matière.


Jean Claude Bologne, écrivain

Écrit sous l’eau est une suite de proses brèves au croisement de la poésie et de la narration, où l’on retrouve toute la puissance d'évocation du romancierJacques Richard (la Femme qui chante, la Course, éd. Onlit).
Où sommes-nous? Dans des lieux et un temps indéterminés, où la mer, les corps, les chemins et le ciel incertains, l’opacité du jour et la nuit alentour pèsent cependantde tout le poids de leur présence.
Qui sont-ils? Un je qui adresse fréquemment à un tu. Deux êtres à la dérive qui boitent de n’être pas un et s’épuisent de se chercher sans fin. Mais se trouve-t-on jamais?
Dans le secret de la chambre, l’existence n’est pas moins pleine d'ivresses et d’abîmes que dans la forêt du monde. Car vivre, c’est danser sur le fil tendu entre l’illusionde ce que nous croyons être et le péril de la réalité, dans la chair d’une langue que Jacques Richard fait parler pour nous, même et surtout quand il dit je.


Editions L'herbe qui tremble - Collection D’autre part
Six monotypes de Jacques Richard
12,2 x 18,7 cm
100 pages
ISBN: 978-2-491462-76-5
Parution: mars 2024
16 €

Critiques

Le blog de Jean Claude Bologne



« Je te dis j’aime les mots. J’en suis fou j’en suis saoul je veux m’en barbouiller et devant et derrière et dessus et dessous et toute la figure et m’en gaver la bouche m’en goinfrer m’en gonfler les deux joues et puis les recracher à la face des gens et qu’ils soient bien contents » Les mots,matière première de l’écrivain, matière et forme amalgamées en un ensemble détonant, jouissif, et parfaitement maîtrisé par un orfèvre en la matière. Ici, un jeu subtil sur la paronymie (« tu auras confondu dessin avec destin ») ; là, sur l’ambivalence (« Je prends le tien, de temps, je le prends pour le mien ») ; ailleurs, sur une constructiont ransitive ou intransitive (« Et je n’emporte rien dis-tu. Et je n’importe pas te dis-je »)… Mais le jeu n’est jamais gratuit. Il est toujours signifiant et peut se faire grave. Le paradoxe évoque des images glaçantes (« Le père gît au plafond ») ; l’interpénétration de l’abstrait et du concret donne aux concepts une réalité tangible («Des cruautés sans nom sommeillent dans la terre […] Là gît l’angoisse nue ») ; la juxtaposition sans ponctuation devient éructation rageuse(« on a tout bouffé bâfré rongé et vomi et remangé et redégluti et revomi »).
C’est par les mots qu’il faut entrer dans ce livre inclassable. Car s’il commence par une déclaration d’amour ébouriffée, il prend la forme d’une quête minutieuse qui n’aboutit que dans les dernières pages dans un discret hommage à Rimbaud :

« Tu l’as retrouvé… Quoi ?
Le mot.
Sous la surface. Le bon ! Le juste ! »

Trouver le mot juste « sous la surface » : nous entrons dans un autre leitmotiv de ce livre : percer l’épiderme de la réalité, aller voir au-delà, de «l’autre côté du jour », « outre le mur », « ailleurs »… Les expressions ne manquent pas pour traduire cette urgence à dépasser la surface des choses. Même, et surtout, si l’on ne sait ce qu’on peut y trouver – «Qu’y a-t-il derrière que tu veuilles à toute force passer outre le mur? » Même, et surtout, si l’on est pris par toutes les fausses urgences de la vie – « Nous n’aurons plus le temps de partir en ailleurs voir si nous y sommes ». Comme les poissons de Platon glissant sous les eaux en voyant indistinctement le monde au-delà de la surface, nous vivons une réalité restreinte comparable à la mort – « On n’a pas idée de l’étroitesse de ces boîtes ! » dit-il en parlant du cercueil. L’ailleurs est insaisissable, sinon par une pirouette, comme l’avion qui passe : « Je l’ai pris à deux doigts, le petit misérable ». La transparence même est un leurre et la beauté un piège – « La lumière est ce mur qu’une femme trop belle oppose à tes regards ». Et peut-être faut-il passer par la destruction pour aller au-delà des apparences comme on perce un écran – « J’ai planté un clou dans le mur bleu du ciel ».
Mais peut-être aussi suffit-il de modifier son regard. Car dans un monde qui a retrouvé son unité, l’espace n’a plus de sens, la surface et la profondeur se recouvrent – « Une porte fermée en même temps qu’ouverte» – et le temps n’en a pas plus, passé et futur fusionnant dans le présent – « Demain nous passions là ». Et dans cet indistinct qui nous permet d’échapper au superficiel sans nous perdre dans l’inconnu, le mot, le précieux mot n’a plus d’existence – « Nous étions en des lieux ne portant pas de nom ». Une absence de nom qui ne trahit pas l’insignifiance, mais l’impossibilité de désigner l’essentiel, comme l amystique apophatique se refuse à nommer son dieu. Ces lieux sans nom ont au contraire une extraordinaire présence. « Là naissaient de grands arbres sur les terrasses tièdes. Des êtres sans nom. Penchés aux parapets ou bien passant la tête entre les balustres. »
Alors, en fin de compte, n’est-ce pas cela le « mot juste » que l’on cherche en vain dans les frontières trop étroites du dictionnaire : celui qui désignerait toutes les choses qui n’ont pas de nom, qui ouvrirait sur l’ailleurs comme la porte fermée au lexicographe et ouverte au poète. Un rêve ? Oui, sans doute, puisque le rêve aussi est une porte en même temps ouverte et fermée – « Je rêve comme une pierre » – car c’est parle rêve des choses qu’on accède aux lieux sans noms.

Voir aussi: Scènes d’amour et autres cruautés, Le carré des Allemands, L'homme peut-être et autres illusions. La course.

Boiter à quatre jambes, et nager



C’est peut-être parce qu’il a été Écrit sous l’eau qu’il donne l’impression d’une lecture-apnée. Chacune des proses composant le recueil de Jacques Richard se présente comme une micro-plongée dans un bain d’étrangeté et de fluidité. L’on y progresse en brasses prudentes et curieuses, avec la sensation de ne pouvoir garder le cap à cause de mouvements ondins surprenants. Le mieux est sans doute de se laisser porter, sans chercher à retenir ni se faire retenir, en acceptant la caresse du flux langagier et le mystère des fonds sous-scripturaux.

Dans un espace-temps sans contours précis, un narrateur s’adresse avec émoi, désarroi, envie et trouble, à lui-même et à un Tu. Ce dernier, être désiré, rit beaucoup à pleine bouche ou à pleines dents, s’échappe et se tourne souvent, se penche et s’éloigne trop, revient aussi. Parfois, leur rencontre a lieu en rêve: «La chambre où tu t’étends s’emboîte dans l’instant à celle où je t’attends. Cette chambre-là dort dans celle que je rêve. Les voilà l’une à l’autre et respirant de pair.» Magie de l’onirisme, mais qui s’évanouit en un instant. S’abat alors le réveil froid et tourmenté des regrets. Parfois, leur solitude les rapproche dans une interpénétration qui refuse la fusion et réclame l’échange: «Nous sommes deux, nous deux. Il n’y a pas de réponse. Que ton corps qui a mal et le mien qui te tient. (Parfois, c’est l’inverse.) Viens mon amour, allons. Boitons à quatre jambes.» Parfois, le Je, seul, s’épuise, dérive, questionne, convoque les horizons, dessine des ailleurs et des autrement, sans tout à fait y croire.

Leur histoire se danse dans la forêt, parcourt les plages, évite les canaux, vogue sur les champs, se hume dans la brume. Elle se promène sur des fils, se vit intensément au présent de l’instant, lorgne les étoiles et évite les crachats. Elle ricoche sur les paroles, se perd dans les corps, mord les illusions rougeoyantes, se calcifie en exils tristes. Leur histoire palpite d’une joie lucide et désespérée. Celle des amours à la fin cruellement annoncée? Peut-être, impossible à prédire, leur histoire leur appartient, même si elle est exposée par Jacques Richard. Lui, inlassablement, concisément, explore les eaux à la recherche du mot: «Tu l’as trouvé… Quoi? Le mot. Sous la surface. Le bon! Le juste! Il t’échappe, reculé dans sa coquille de mot. Plonge… Plonge plus profond.» Dans Écrit sous l’eau, l’exigence de l’auteur se retrouve, intacte, et les traits du peintre rehaussent discrètement ses textes de six monotypes originaux, ouvrant l’opportunité d’une immersion totale…


Samia Hammami, Le carnet et les Instants