Peintre et écrivain bruxellois. Peintures récentes et portraits. Littérature : "L'homme, peut-être", "Petit traître", "La Plage d'Oran". Atelier à Bruxelles. Voir aussi : http://www.galeries.jrichard.be.
Le carré des Allemands, journal d'un autre
Les éditions de la Différence ont cessé leurs activités en juin 2017. C'est une perte pour la littérature et le monde du livre.
Le Carré des Allemands est réédité chez ONLIT Editions.
Le Carré des Allemands de Jacques Richard a paru il y a deux ans aux Éditions de la Différence. Suite à la liquidation judiciaire du célèbre éditeur (en juin 2017), ONLIT Editions le réédite aujourd'hui, avec une couverture illustrée par Solal Israel et une postface de René de Ceccatty.
Le roman de Jacques Richard, un livre intense et vibrant, constitue à nos yeux une pièce importante de la littérature française contemporaine.
(Note de l'éditeur)
Post-face de René de Ceccatty
Le Carré des Allemands, roman,
160 pages
ONLIT éditions, 22 novembre 2017
C’est un portrait double que dresse en cinq brefs carnets celui qui dit « je » dans cet étrange et envoûtant roman. Le fils parle de son père : « Qu’a-t-il fait à la guerre, Papa ? - Il s’est engagé à dix-sept ans. Il ne faut pas parler de ça. » Et à travers le père, le fils parle aussi de lui : « Tous les moi que je suis, enchâssés l’un dans l’autre depuis le tout premier. » Au fil de phrases courtes saisies entre des silences, s’écrit l’histoire d’un homme, ni pire ni meilleur que tant d’autres, happé par l’Histoire, entraîné à tuer sans même savoir s’il a vraiment choisi. Ce « Journal d’un autre » pourrait bien être le « Journal de tous les autres » et ce n’est pas la moindre prouesse de ce livre dense et poignant.
Présentation de l'éditeur
Le carré des Allemands, journal d'un autre, roman
Editions de la Différence, 4 février 2016
Ecouter un extrait sur Sonalitté
Jacques Richard, peintre de l'innommable
Un chat et une amie, romancière et professeur, entourent le solitaire misanthrope qui prend la parole dans ce roman de Jacques Richard. Ce peintre belge a déjà publié des nouvelles qui ont été, quoique tardives dans sa vie, remarquées par la critique pour leur étrangeté et leur ton inquiétant. Les peintres écrivains sont le plus souvent poètes, et c’est plus de poème que de roman que l’on devrait parler pour qualifier Le Carré des Allemands. Le titre sera expliqué à l’avant-dernière page, où le narrateur vient se recueillir sur la sépulture de son père, qui n’est pas à proprement parler une tombe, mais la fosse commune près du coin où furent enterrés, on l’imagine, des soldats allemands.
Le livre tout entier se présente, en cinq carnets, non pas comme un récit continu, mais comme une suite de scènes fragmentaires, dont on n’identifie pas tout à fait le contexte ni même les protagonistes ni même les voix. On ne sait pas de manière certaine qui sont les locuteurs. Mais on en retient un autoportrait, dans le sens très pictural du terme, car de peinture il est question, et des tableaux saisissants, bribes de conservations de cafés, dialogues avec l’enseignante qui est la confidente privilégiée, réminiscences d’une ferme, et, de façon lancinante, la hantise de ce père qui a abandonné sa famille (…). Est-il revenu ? Est-il reparti ? Ce fantôme fuyant vient, en tout cas, régulièrement visiter les rêves et les réflexions du narrateur solitaire et nourrir ses conversations.
On aurait tort d’imaginer que le récit, du fait de sa fragmentation et de son montage syncopé, est obscur. Il est, certes, très sombre et parfois flou, mais il en résulte une atmosphère envoûtante qui ne tient pas seulement au sujet, qui est une enquête sur un homme qui s’était engagé dans les Waffen SS, et qui peut-être tua des enfants, bref sur un monstre, mais au style réflexif qui, sans être alambiqué, sans être affecté, a une forme inattendue, celle que choisissent en général les poètes qui se battent avec les mots, plus qu’ils ne les utilisent pour raconter. Le flou du regard, qui plonge la réalité tout entière dans une sorte de lointain, recouvert d’une « patine », qui, selon Pasolini, était la caractéristique de Giorgio Bassani, ressemble, bien sûr, au point de vue d’un peintre qui a besoin de distordre le réel pour l’approcher de lui et de nous.
Le narrateur est très conscient de la particularité de ce regard et de cette narration, qui le trouble au point de craindre de côtoyer la folie. Du reste, les passants qu’il croise sont des fous qui vont et viennent dans un hôpital psychiatrique voisin. Et quand ce sont des amis, des visiteurs, il semble que le langage ne soit pas le vrai contact qui les unit, eux et lui.
Quant à la réalité elle-même, celle qui l’entoure, celle qui l’a précédé, celle qu’il regarde et celle qu’il fouille en lui, elle n’a pas une solide consistance, elle s’évapore. C’est précisément parce qu’il a le sentiment que toujours quelque chose lui échappera et du reste échappera à ceux qui l’observent, lui, qu’il écrit et redouble ou varie son art de peintre.
Parmi les voix que l’on entend dans ce livre choral, il en est une de particulièrement frappante, celle de la tante, la soeur du père, qui, pour son neveu, commente le passé, des photos, des anecdotes. Dans son monologue haletant, entrecoupé de visions et d’incertitudes, on revoit son frère, à la manière qu’avait Duras de faire revivre des instants de cruauté pure et d’amour parfois confondus. On sent qu’on est dans une zone où la morale n’a plus court. Même pour évoquer l’atrocité. Ce n’est que lorsque le narrateur prend lui-même la parole que la frontière qui sépare le bien et le mal
est plus ferme. Mais peu à peu, il en revient à une dislocation de sa propre personnalité, comme si l’obsession de son père criminel, pas si criminel que cela, à en croire sa tante, était le moyen de prendre conscience de sa propre dissolution.
Les scènes violentes qui soudain traversent le texte, l’agonie reconstituée avant la visite à la fosse commune se substituent à ce que serait une véritable investigation réaliste. On sait que l’auteur ne veut pas être un simple témoin, ni un inquisiteur. Ce n’est pas un souci de vérité ou de vengeance qui l’anime. Autre chose. Une sorte de contamination onirique. « Se voir tuer, ramener à la surface ce qui
crie dans le noir et le faire en plein jour. »
René de Ceccatty, Les Lettres françaises, 2016
« Le bourreau tue dans l’autre ce qu’il pense » ✶✶✶
Avec « Le Carré des Allemands », Jacques Richard s’impose dans le paysage littéraire belge
Les livres
ENTRETIEN
Ce livre est aussi court (141 pages) qu’il est fort. Ecrit dans une langue déliée, subtile, tantôt svelte tantôt grave, qui joue sur les métaphores et se mue parfois en poésie pure. L’histoire est pourtant tout ce qu’il y a de plus prosaïque. C’est un homme qui cherche son père, dont il est séparé depuis l’enfance et dont sa mère ne parle pas, et qui comprend petit à petit qui il fut. C’est ce père qui s’engage à 17 ans dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, qui se transforme en Waffen SS, qui fuit à la Libération, emmène sa famille ailleurs pour, enfin, s’évaporer. C’est l’histoire d’un
choix. Ce jeune type qui pose un acte fort, qui s’engage pour casser du communiste. Et l’histoire du jugement moral de ce choix.
Vous ne jugez pas l’homme de cette histoire, vous la dites, simplement.
Il faut essayer de comprendre plutôt que de juger. On n’est pas à la place des gens pour juger d’un combat qui, pour eux,
était le bon... ou le mauvais. Ce livre n’est pas un rachat des gens de la Légion Wallonie, par exemple, qui ont fait le mauvais combat. C’est juste qu’à travers le choix du père de mon roman, je cherche ce qui en moi aurait pu être celui-là, d’où le sous-titre Journal d’un autre. L’autre qui est en moi, que chaque protagoniste est ou pourrait être. Une amie m’a dit : cet autre, qui est-il ? J’ai répondu : mais... c’est toi !
C’est poser la question : qu’aurais-je fait à la place de cet homme ?
Est-ce qu’on choisit vraiment, quand on a 17 ans ? C’est vrai qu’on est lucide à cet âge, mais on n’a pas toutes les armes du choix. Estce qu’on les a d’ailleurs jamais ? Est-ce qu’on ne reste pas toujours quelqu’un qui a 17 ans ? D’où ma phrase : « Tous les moi que je suis, enchâssés l’un dans l’autre. »
Ce qui signifie ?
Depuis le tout premier moi dont j’ai eu conscience. C’est comme les poupées russes ou un oignon : chaque pelure
vient s’ajouter, une pellicule de plus en plus dure et protectrice, mais l’intérieur reste ce qu’il a été. Et à 17 ans on choisit parce qu’il y a une pression sociale, le métro, le boulot, la pauvreté monstrueuse dans laquelle des gens sont, les laissés-pour compte qui vont chercher une identité imbécile, bidon. Le père de mon roman s’engage contre le communisme dont il ne connaît rien. D’autres, aujourd’hui, vont le trouver dans un pseudo-islam contraire à la pensée musulmane.
Vous écrivez : le bourreau aussi est à la place de la victime.
Chaque fois qu’un bourreau frappe un coup, il est un peu plus en dehors du monde, il est la victime de lui-même. Le
bourreau sait qu’il est un monstre, il sent dans sa chair ce que l’autre sent dans la sienne. Le bourreau sait tout. C’est son propre corps qu’il flagelle en étant bourreau.
Vous parlez là de la Guerre 40-45, mais ça s’applique à tous les conflits.
C’est le fait de combattre l’autre tout court, d’avoir affaire à l’autre parce qu’il est autre. C’est ce qui s’est passé avec
Charlie, au Bataclan. On tue dans l’autre ce qu’il pense. Pas ce qu’il pense différemment : ce qu’il pense tout court, parce que penser c’est par définition penser différemment.
Vous écrivez aussi que la faute du père écrase le fils.
On peut accepter ou refuser un héritage. Dans les deux cas, on y a affaire. La faute du père rejaillit. Si on accepte un père, on accepte qu’il soit ça, même si ce qu‘il a fait nous révulse. Comme le narrateur de mon roman, on cherche son père jusque dans la tombe. Et, au delà, ce qu’on cherche, c’est soi-même. On se demande en quoi on est son héritier. Et on n’est jamais sûr qu’on n’aurait pas fait la même chose que lui.
Votre livre tient à la fois du roman et de la poésie.
Je revendique plutôt le fait qu’il y ait de l’écriture, qu’elle soit narrative, poétique, presque journalistique parfois. Je voulais que le total fasse un « dire », pas une narration. Celle-là peut se lire en filigrane, mais elle n’est pas chronologique, elle fait appel au flashback. Le nouveau roman nous a appris à avoir un langage différent de la linéarité, et je tiens à cela : c’est une forme de liberté, une pluralité du discours qui me semble mieux éclairer le propos.
Propos recueillis par
JEAN-CLAUDE VANTROYEN
Le Soir Samedi 13 et dimanche 14 février 2016