Sur rien mes lèvres

Sur rien mes lèvres tente de marquer une certaine inadéquation de l’être au monde.

Les trois temps du recueil nous déposent devant les impasses de la langue, notamment celle de définir - et de nous reconnaître - une quelconque place qui ne soit pas usurpée, un départ qui ne soit pas une fuite, et de dire l’errance, notre façon d’aller nus dans le noir.

La perte, ensuite, la crainte et sa douleur. La perte de l’autre et de nous-mêmes, le corps en creux avide encore, la chosification progressive, plus ou moins consentie, plus ou moins volontaire de notre vie matérielle.

L’opacité enfin de ce miroir sarcastique et désolé que nous tend l’autre sur notre absence à nous-mêmes, jusque dans le plus creux de l’intime, alors même que nous cherchons en lui un reflet de notre présence : Tu es l’ailleurs que je n’ai pas.

Inadéquats au lieu, absents à l’autre, inaptes au silence. Séquestrés dans la parole qui est le bruissement de notre espèce.

Reste le poème. Pas le vent de ce qu’on voulait dire, mais la tentative de garder ouvert le passage des mots au travers de celui qui cherche à les saisir au vol dans l’écriture, la nécessité des failles qu’ils maintiennent béantes et du silence auquel ils exhortent, même si leurs sonorités offrent souvent le plus profond de leurs sens.



Sur rien mes lèvres

Le Cormier, éditeur, Bruxelles

septembre 2021


Tirage de tête : 25 exemplaires signés et numérotés de 1 à 25 accompagnés d'une gravure de l'auteur tirée à 25 exemplaires sur papier Rives 100 g. signés et numérotés.





Critiques

« Les sens au carré »



« De l’image à la voix le chemin peut être bref, si les sens répondent. La rétine communique avec le tympan et parle à l’oreille de celui qui regarde ; et pour celui qui écrit la parole écrite est sonore : il l’entend auparavant dans sa tête.»
Antonio Tabucchi, Récits avec figures


Découvrir, parallèlement à la lecture du dernier recueil de Jacques Richard, Sur rien mes lèvres, cette phrase d’Antonio Tabucchi extraite de son dernier livre n’est pas une coïncidence. Il n’y a d’ailleurs pas de coïncidence en littérature dès lors que l’on sait, lecteurs curieux que nous sommes, que les livres subtilement, « maïeutiquement», s’appellent, se répondent et s’engendrent. Pour le poète, musicien et peintre qu’il est aussi, le décor s’affiche sur le théâtre des sens qui sont le point de départ du questionnement, de la réflexion de l’artiste.

Comment n’être que soi au contact de l’autre ou de son absence ? Comment dire cette « chair du monde» dont parle Merleau-Ponty si ce n’est en dévisageant l’autre, en le déshabillant parfois. Partant, vue, ouïe, voix, toucher, constamment, s’interpénètrent dans une sorte d’orgie de silence, de non-dit. Car ce sont bien ici les pauses musicales qui rythment les trois temps de cette valse assourdie des sens. Des sens au carré, en somme, qui donnent l’impulsion, qui animent la plume, l’archet et le pinceau.


J’ai vu ta voix
sculpter mes yeux
tes doigts

coudre mes vœux
et répéter
tais-toi

j’en ai vu l’or
endormir ma
raison


La poésie de Jacques Richard connait la musique de cette lézarde, de cette faille oscillant sans cesse entre visible et invisible, entre présence et absence, entre « la grève et l’eau». Pour pouvoir recoudre cette chair distendue, « couverte d’écorchures», les mots eux-mêmes se défont, s’émiettent, se fragmentent en syllabes et consonnes. Tronc commun à reconstruire.


je vois tes lèvres taire
dans la buée éclose
de leur fente disjointe
et qui ternit le verre
où elles sont écrasées
les sons revenus poindre
au soir de tes paupières


Que faire dès lors pour raccommoder les plaies invisibles sinon invoquer la rigueur de la raison pour rééquilibrer le poids cubique des sens. User méthodiquement le corps de celui qu’on croit absent, dans l’espace d’une aube-frontière coincée entre une nuit trop courte et un jour trop long. Et ainsi peut-être au final, trouver ce mot juste qui n’existe pas mais que l’on continue de chercher pour se dire à soi que l’on reste tout compte fait le lecteur aguerri de l’autre. C’est là le champs/chant que continue d’explorer, avec toutes les nuances du clair-obscur, la langue exigeante de Jacques Richard. Méticuleusement ! Sensuellement !


Silence de peau
le soir est redite
de rides
[…]

Où veux-tu qu’on aille


Rony Demaeseneer

Le carnet et les instants - 2021